20
Juarez s’engagea sur le parking de chez Rosie et se dirigea directement vers la cuisine. Il la trouva là, affairée et énergique, donnant des directives à l’équipe du petit-déjeuner.
— Je peux me servir de ton téléphone ? demanda-t-il.
Rosie parlait anglais, mais elle ne voulait pas que ça se sache. Elle lui désigna le bureau d’un léger signe de la tête. Il lui fallait une ligne qui n’était pas sur écoute. Après avoir parlé à un détective privé qu’il connaissait à El Paso, Juarez retourna dans la salle de restaurant et commanda une assiette de migas et du café. Il s’attarda une minute, jusqu’à être sûr que celui qui le filait se trouvait bien sur le parking. Puis il déposa un billet de vingt sur le comptoir et se rendit à son bureau.
Rowe alluma son téléphone.
— On l’a perdu, dit Stevenski.
— Tu veux répéter ça ?
— Je ne sais pas comment c’est arrivé, répondit son partenaire. Je l’ai suivi personnellement jusqu’à la zone d’embarquement.
Rowe réprima un juron et fit une embardée avec sa Blazer pour se garer. Il s’arrêta mais ne coupa pas le moteur. Sous cette chaleur, c’était la crise cardiaque assurée s’il coupait la climatisation.
— Que dit Purnell ?
Stevenski se racla la gorge.
— Je… heu… ne lui ai pas encore dit. J’espérais que tu pourrais l’appeler.
Super. Maintenant, en plus de devoir localiser Juarez, Rowe devait couvrir le cul de son partenaire. Il compatissait toutefois à la situation critique de Stevenski. Le jeune agent était toujours sur la liste noire de Purnell à cause de cette femme, Malone, qui lui avait faussé compagnie en allant à Punto Dorado.
— Tu es sûr que c’était le bon vol ? demanda Rowe.
— J’ai vu la réservation de mes propres yeux. Vol 172 pour Tucson. Onze heures vingt. Il a acheté un ticket électronique depuis l’ordinateur de son bureau, mais il n’a pas pris l’avion.
— Et tu l’as vu embarquer ?
Silence.
— Merde, dis-moi que tu l’as vu monter dans ce foutu avion.
— Pas exactement. Mais il était dans la zone d’embarquement…
— Dans la zone d’embarquement, ce n’est pas dans l’avion.
Rowe donna un coup de tête dans le dossier de son fauteuil. Cette affaire allait totalement ruiner sa carrière.
— Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?
— Vérifier la liste des passagers. Il n’y a pas de grandes chances, mais vérifie quand même. Ensuite regarde les bandes des caméras de surveillance du parking de l’aéroport. À mon avis, il est déjà parti.
— OK. On a un type qui surveille l’agence de détective de Tucson. Tu veux que je lui demande d’avoir un entretien avec le contact ? Le contact s’appelle Ortiz.
— Ortiz est un leurre, expliqua Rowe, commençant à perdre patience.
Son partenaire ne répondit pas, et il savait qu’il était en train de reconsidérer la manière dont Juarez s’était moqué de lui.
Rowe soupira.
— Pour qui travaille Ortiz, déjà ?
— Sonoran Investigations, répondit Stevenski. Ils ont des petits locaux à la périphérie de la ville. Juarez a appelé Ortiz de son bureau ce matin et lui a demandé de rassembler tout ce qu’il pouvait sur Brassler. C’était juste avant qu’il achète le billet électronique. Est-ce qu’on interroge le gars ?
Les détectives privés s’entraidaient souvent sur les affaires qui franchissaient les frontières et, en général, ils étaient payés pour leur peine. Mais les chances que le leurre sache réellement où se trouvait Juarez étaient minuscules. Toutefois, ça ne coûtait rien de lui demander. Ils se raccrochaient désormais aux branches.
— Oui, fais ça, dit Rowe. Et quand tu auras fini, passe en revue les coups de téléphone. Signale-moi tout ce que tu trouveras de suspect. Il est en mouvement, on doit juste découvrir où.
— Ça marche.
— Je me charge d’appeler Purnell. Mais plus de couilles, ou on aura tous les deux des problèmes.
— Compris.
Rowe éteignit son téléphone et braqua son regard par la fenêtre. S’il ne mettait pas très vite la main sur Brassler, le type finirait liquidé d’une balle dans le dos. Et ils avaient vraiment besoin d’informations que lui seul pouvait leur fournir. Jusqu’ici, Garland avait été une vraie déception. Interrogé sans interruption depuis son arrestation, il refusait de livrer quoi que ce soit, même quand on l’avait également inculpé de meurtre. Selon Rowe, c’était une erreur tactique d’avoir ajouté si vite ces chefs d’accusation, mais évidemment, personne ne lui demandait son avis. Maintenant, ce fils de pute campait sur ses positions et refusait de divulguer quoi que ce soit, tandis que son avocat employait les grands moyens.
Il devait plus que jamais attraper Brassler, et le temps commençait à manquer.
— Où es-tu, Juarez ? murmura Rowe en prenant l’autoroute pour se diriger vers le QG.
Il avait fait semblant de se rendre à Tucson, mais où se rendait-il en réalité ? Beaucoup moins loin, probablement. Sa petite amie savait forcément quelque chose, mais elle ne disait rien. Et la surveillance de sa maison n’avait rien donné. Juarez n’était pas assez bête pour la contacter directement, mais il communiquerait d’une manière ou d’une autre. Ce type était mordu. Il y a certains signes qui ne trompent pas.
Il n’avait pas appelé.
Elle savait qu’il ne le ferait pas, mais ça ne changeait rien à la peine qu’elle ressentait. Feenie se rendit à la marina plusieurs fois, mais son pick-up ne s’y trouvait pas. Elle laissa plusieurs messages sur son répondeur, mais il ne la rappela pas. Elle essaya d’aller à la salle de gym pour se changer les idées, mais rien n’y fit. Idem pour le champ de tir et le bureau. Le nœud entre ses omoplates commençait à devenir insupportable.
Au bout du deuxième vendredi sans nouvelles, elle se rendit chez Rosie et trouva Cecelia déjà installée à sa table préférée, en train de lire le journal.
— Des nouvelles de Marco ? demanda-t-elle à Feenie quand cette dernière se glissa sur une chaise en face d’elle.
Elle secoua la tête.
Cecelia replia son journal et le posa sur la table. Comme tout le monde, elle suivait l’affaire par le biais des articles de McAllister dans la Gazette. Les gros titres du jour évoquaient l’oncle de Josh, qui avait été arrêté la veille après la descente du groupe d’opération spéciale dans ses épiceries.
— Tu tiens le coup ? demanda Cecelia.
— Oui, j’imagine.
— Cet article dit que Josh a un alibi pour la fusillade de la Gazette. Apparemment, il y a la preuve qu’il se trouvait à son cabinet de l’autre côté de la ville à ce moment-là.
— Un samedi ?
Feenie n’avait pas eu le temps de jeter plus qu’un coup d’œil au journal du matin. Ou peut-être n’avait-elle seulement pas pris le temps. Elle faisait de son mieux pour se sortir de la tête tout ce qui avait trait à Josh.
Elle essayait, mais échouait lamentablement.
Cecelia tapota le journal du doigt.
— D’après l’article, il y a une caméra de surveillance qui le montre en train d’entrer dans son cabinet juste avant trois heures…
— Bon et toi, comment ça va ? demanda Feenie pour couper court à la conversation.
Le mercredi après-midi, deux agents du FBI s’étaient pointés chez Cecelia pour lui poser des questions sur son lien avec Josh. Au même moment, une autre équipe s’était présentée au cabinet comptable de Robert, où ils l’avaient interrogé et assigné tous les dossiers liés à leur ancien éminent client pour une comparution.
— Ça va, répondit Cecelia. Mais Robert a quand même un peu pété les plombs. Il jure que les dossiers sont en ordre, et exige que son nom soit lavé de tout soupçon. Mais ses partenaires n’ont pas l’air contents à propos de tout ça. Je pense qu’ils vont lui demander de démissionner.
— Mais pourquoi ? Il n’a rien fait du tout.
Cecelia haussa les épaules.
— J’imagine que le simple fait d’être soupçonnés d’irrégularité, c’est déjà trop pour eux. Ils ont très peur de la mauvaise publicité.
Feenie n’avait jamais pris conscience des vagues que cette histoire pouvait faire. Il semblait que tous ceux qu’elle connaissait étaient affectés d’une manière ou d’une autre.
— Ça craint.
— Ouais, répondit Cecelia en se forçant à sourire. Bon, et si on oubliait tout ça pendant une heure et qu’on parlait d’autre chose ?
La serveuse arriva et elles commandèrent des margaritas. Elles se mirent à bavarder, mais McAllister fit son apparition, anéantissant ainsi tout espoir d’avoir une conversation normale. Il portait sa tenue habituelle, chemise, pantalon en lin froissé et cheveux en bataille. L’association aurait pu sembler débraillée, mais, d’une certaine manière, elle lui donnait une allure sexy.
— Salut, les filles. Je peux me joindre à vous ?
— En fait… hésita Feenie.
— Bien sûr, l’interrompit Cecelia en souriant à McAllister.
Avant que Feenie ait pu esquiver, McAllister se glissa sur le siège à côté de Cecelia. Puis la serveuse réapparut avec leur commande et demanda à McAllister s’il désirait quelque chose.
— Je vais prendre une assiette de tacos. Et de l’eau.
Il jeta à Feenie un regard aiguisé.
— Je n’aime pas boire pendant mes heures de travail.
Quel ramassis de conneries ! Ils savaient tous deux qu’il passait la majorité de ses déjeuners au Eddie’s Pool Hall.
— Qu’est-ce que tu fais là ? demanda Feenie sans se soucier d’avoir l’air grossier.
— La même chose que vous. Je déjeune.
— On était justement en train de dire combien on ne voulait pas parler de l’affaire Garland, dit Feenie. Donc si c’était ton intention, je te suggère de prendre une autre table.
Cecelia lui jeta un regard perplexe, n’ayant manifestement pas la moindre idée de la raison pour laquelle elle se comportait comme une vraie garce.
Il haussa les épaules.
— Non, ça me va très bien. Parlons d’autre chose.
Il se tourna vers Cecelia.
— Feenie m’a dit que vous travailliez pour la Croix-Rouge. Ça doit être intéressant. J’envisage d’écrire un article sur l’aide qu’ils apportent aux victimes de l’ouragan.
Oh, par pitié. Son stratagème était ridicule, mais il parvint à garder l’attention de Cecelia pendant tout le repas. Puis, enfin, ils payèrent l’addition et sortirent sur le parking. McAllister ouvrit un paquet de cigarettes tandis que Feenie embrassait Cecelia pour lui dire au revoir.
— Tu as une minute ? demanda-t-il à Feenie, qui se retourna pour le regarder avec mépris.
— C’était quoi, ça ? Je t’ai dit qu’elle était mariée. Va te trouver quelqu’un d’autre pour t’amuser !
— Je voulais te tenir au courant, dit-il en ignorant le commentaire. La rumeur dit que les fédéraux sont à la recherche de ton petit copain. Tu as une idée d’où il peut être ?
— Non.
Il alluma sa cigarette et tira une longue bouffée. Il recracha la fumée en la regardant attentivement.
— Tu devrais travailler sur ton impassibilité.
— Je n’en ai aucune idée. Je n’ai pas de nouvelles de lui, d’accord ?
— D’accord. Mais tu dois attendre un message de sa part. Le FBI sait qu’il pourchasse quelqu’un – je ne sais pas qui, mais je pense qu’eux, ils le savent. Et ils te surveillent. Je me suis dit que tu voudrais peut-être passer le message.
Il sortit ses clés et se dirigea vers sa Jeep, la laissant ainsi, fumante.
— Excusez-moi, dit une voix.
Feenie fit volte-face et vit une femme grassouillette, en short, qui se tenait derrière elle. Elle avait des cheveux noirs et bouclés, zébrés de fils argentés. Elle lui sembla vaguement familière.
— Oui ?
La femme la regarda pendant quelques secondes. Elle portait une jupe à imprimé floral et une chemise noire bien repassée. Un crucifix reposait sur sa poitrine généreuse. Elle avait des yeux marron, pleins de bonté mais, pour une raison inconnue, ils mirent Feenie mal à l’aise.
— Je peux vous aider ? demanda Feenie avec impatience.
— Vous ne me connaissez pas.
La femme avait une voix hésitante.
— Mais Rosie a dit que vous connaissiez mon fils.